La Cour européenne des droits de l’homme rejette la demande de libération de Semih Í–zakça et Nuriye Gͼlmen
Le verdict de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est tombé : la demande de mise en liberté des deux enseignants limogés par des décrets-lois est rejetée.
Nuriye Gülmen, chercheure à l’Université de Selçuk, et Semih Özakça, instituteur à l’école primaire Cumhuriyet de MazdaÄŸ à Mardin ont été licenciés en novembre 2016, par un décret promulgué sous état-d’urgence. Ils sont deux des 120 000 victimes des purges politiques menées par le gouvernement turc suite à la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016.
Refusant de se soumettre à cette décision arbitraire, ils se sont révoltés contre la vague de licenciement, contre l’état d’urgence et contre la répression. De ce fait, ils ont été à de multiples reprises placés en garde à vue, arrêtés et molestés.
Le 11 mars dernier, ils ont alors entamés une grève de la faim qui perdure à ce jour. Quotidiennement, ils se sont rendus sur le boulevard Yüksel à Ankara pour résister et lancer un appel afin que leur combat soit défendu.
Placés en garde à vue lors d’un raid nocturne particulièrement violent le 23 mai dernier par la « lutte anti-terroriste » car accusés d’être « membre d'une organisation terroriste », le DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple), de « poursuivre ces activités au nom de cette organisation », de faire de la « propagande pour l’organisation » via leur publications sur les réseaux sociaux et enfin de « continuer leur activité avec insistance, malgré l’ouverture d’une enquête », ils sont emprisonnés dans la prison de Sincan à Ankara depuis le 24 mai dans l’attente de leur procès le 14 septembre prochain où ils risquent une peine pouvant aller jusqu’à 20 ans de prison.
Au bout de 162 jours de grève de la faim, où leur seule alimentation est constituée d’eau sucrée ou salée, de tisanes et de vitamine B1, leur état de santé a dépassé le seuil critique et ils en sont au stade de dommages irréversibles. Ils souffrent de douleurs musculaires graves ainsi que de douleurs rénales. Leur capacité à lire et écrire s’amoindrit à ce stade de la grève de la faim.
Un « nettoyage » indispensable
Un élan de solidarité s’est levé en Turquie et dans certains autres pays. Jour après jour, à Ankara, un petit groupe manifeste courageusement, bravant quotidiennement les violences policières qui ont souvent pour issue gardes à vues et incarcérations.
Amnesty International, dans un rapport publié fin mai, dénonce des limogeages « arbitraires », déplorant que « certaines mesures imposées, comme l’exclusion totale du service public et l’annulation systématique des passeports, violeraient le droit, même dans le cas où le limogeage serait justifié ». Un million de personnes sont touchées plus ou moins directement par ces purges, basées sur la publication des décrets-lois de l’état d’urgence, et qui ne sont ni plus ni moins que des listes de noms transmises aux autorités sur la base de dénonciations. Par voie de conséquence, elles perdent toute source de revenu, toute protection sociale pour elles et leurs proches, parfois leur domicile et surtout tout espoir de trouver un nouvel emploi en raison des accusations dont elles sont victimes…
Le gouvernement en place réfute ces accusations arguant du fait que ces mesures sont indispensable au « nettoyage » des partisans des réseaux gulénistes responsables de la tentative de putsch de juillet 2016.
« Aucun dommage irréparable »
Les multiples demandes de libération effectuées par les avocats de Nuriye et Semih ont été refusées ainsi que la demande d’injonction faite à la Cour constitutionnelle. D’autre part, malgré plusieurs tentatives, restées infructueuses, afin d’avancer la date de leur procès, il est malheureusement à craindre que l’état de santé des deux enseignants ne leur permette pas de tenir jusqu’au 14 septembre. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a donc été saisie afin d’obtenir leur libération. Or malgré plusieurs rapports médicaux affirmant que leurs vies sont en danger, la Cour a rejeté cette demande estimant que la détention à l’hôpital de la prison de Sincan ne fait pas « peser sur eux un risque réel et imminent de dommage irréparable pour leur vie ou leur intégrité physique », que « ces constats n’appellent pas l’ajournement de [leur] détention provisoire. [Leur] situation peut être suivie et [ils] peuvent être soignés dans des prisons dotées d’installations médicales comparables à celles d’un hôpital ou dans les ailes d’établissements médicaux officiels réservées aux condamnés ».
La cour affirme avoir statué après lecture des rapports rédigés par les médecins de l’hôpital de la prison de Sincan et de l’hôpital de Numune où les prévenus ont été examinés, le 28 juillet. Elle précise cependant que les prisonniers « ne peuvent pas continuer à vivre sans assistance » et précise qu’elle attend du gouvernement turc « que celui-ci prenne toute mesure nécessaire pour veiller au respect des droits des requérants garantis par les articles 2 et 3 de la Convention. » Elle demande également au Gouvernement « de faire en sorte que des dispositions adéquates soient prises pour aider les requérants dans leurs besoins quotidiens » et « de permettre aux requérants de consulter les médecins de leur choix à l’hôpital de la prison, s’ils le souhaitent, de manière à leur permettre de décider de poursuivre ou non leur grève de la faim. » Enfin, la Cour demande au Gouvernement « de la tenir informée de toute évolution ».
Elle conclut en demandant aux deux enseignants de mettre à un terme à leur grève de la faim.
Turquie : record de violation des droits de l’homme
Or Nuriye et Semih ont choisi de se battre pour la justice au péril de leur vie et leur décision est irrévocable. Leur vie est en danger car ils souhaitent retrouver leur emploi, lutter contre les vagues de licenciement, contre l’état d’urgence et la répression. Ils combattent pour conserver leur dignité et leur honneur. On aurait pu imaginer que la Cour européenne des droits de l’homme, dont la vocation pouvait encore sembler jusqu’ici évidente à certains utopistes, aurait pu être perméable à leurs motivations et accéder à leur demande de liberté. Doit-on y voir là un moyen détourné de faciliter l’accès de la Turquie à l’Union Européenne sachant que l’exécution des arrêts de la CEDH en est une condition essentielle ?
Mais que penser également du fait que la Turquie détient le record de violation des droits de l’Homme en dérogeant plus de 3000 fois à sa convention ? Or depuis juillet 2016, la répression a pris une ampleur démesurée en Turquie. Phénomène renforcé par le référendum du 16 avril dernier où le président a obtenu tous pouvoirs. Le « droit de toute personne à la vie », « à la liberté et à la sûreté », « à un procès équitable », à la liberté d’expression et de la presse, ainsi que la liberté de conscience et de religion, tous ces droits défendus par la CEDH sont bafoués quotidiennement par le gouvernement turc.
Or, sous couvert de permettre des violations dans le cadre limité de l’état d’urgence, la CEDH reconnaît aux états, « dans des circonstances exceptionnelles » la possibilité de « déroger de manière temporaire, limitée et contrôlée » à certains droits et libertés garantis par sa convention. Il serait bon alors de définir précisément les caractéristiques des termes « exceptionnelles », « temporaires », « limitées » et « contrôlée ».
En refusant d’accéder à la demande de libération de Nuriye et Semih, devenus le symbole de la lutte pacifiste face à un gouvernement autocratique, la Cour européenne des droits de l’homme a transgressé les principes même de sa convention et semble avoir oublié que le respect des droits de l’Homme, dont elle est tenue d’être la garante, reste une valeur fondamentale qui ne doit dépendre d’aucun enjeu politique, ni économique.
Béatrice Taupin
Dogan Presse