Turquie : deux sourires s’éteignent dans l’obscurité d’une prison
Nuriye Gülmen et Semih Özakça, enseignants turcs, sont dans un état physique sévèrement critique dans l'hôpital carcéral où ils sont maintenus. Bilan au bout de 172 jours de grève de la faim.
L’état physique de Nuriye et Semih a atteint un stade critique où le pire peut se produire à chaque instant. Les élans de solidarité et les actions de soutien se multiplient dans le pays mais également en Europe. Leur combat est diffusé quotidiennement sur tous les réseaux sociaux. Mais il s’agit maintenant d’une course contre la montre où le tic tac des secondes qui s’égrènent devient assourdissant, où leur souffle erratique s’épuise inexorablement, où chaque battement de leur cœur pourrait être le dernier. Mais dans l’évanescence de leur vie qui s’envole, ils restent et resteront les symboles de la lutte pour la justice dans leur pays. Un pays où tenter de récupérer son emploi perdu de façon arbitraire peut conduire à la mort. Mais qui sont Nuriye et Semih, devenus les deux figures emblématiques d’un combat qu’ils gagneront, quelle qu’en soit l’issue ?
Affamés de justice
Nuriye Gülmen, chercheure à l’Université de Selçuk, et Semih Özakça, instituteur à l’école primaire Cumhuriyet de MazdaÄŸ à Mardin sont deux des multiples victimes des purges politiques menées par le gouvernement turc depuis plus d’un an déjà et rendues possibles par la mise en place de l’état d’urgence. Semih a été limogé par le décret n° 675 du 29 septembre 2016 et Nuriye, quant à elle, a vu son nom apparaître dans le décret n° 679 paru au Journal Officiel le 6 janvier 2017. Depuis le 11 mars, ils ont entamé une grève de la faim, ne s’alimentant que d’eau sucrée ou salée ainsi que de vitamines B1. Mais à plusieurs reprises, leur espace de résistance, devant la statue des Droits de l’Homme de l’avenue Yüksel de la capitale turque Ankara, a été évacuée par les forces de police et ils ont eux-mêmes été maintes fois placés en détention provisoire puis relâchés.
Cependant, le 23 mai dernier, lors d’un raid nocturne d’une extrême violence, ils ont été placés en garde à vue par la « lutte anti-terroriste », le mandat de perquisition émis par le procureur stipulant : « Ils pensent créer un nouveau Gezi (révolte de 2013) ou un nouveau Tekel (mouvement sociale de 2009) ».
Finalement accusés d'être « membre d'une organisation terroriste », le DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple), de « poursuivre ces activités au nom de cette organisation », de faire de la « propagande pour l’organisation » via leur publications sur les réseaux sociaux et enfin de « continuer leur activité avec insistance, malgré l’ouverture d’une enquête » sur ces accusation, ils sont emprisonnés le 24 mai et les procureurs ont requis à leur encontre une peine pouvant aller jusqu’à 20 ans de prison.
Depuis, leur état physique s’est gravement détérioré atteignant le seuil critique. Ils souffrent de troubles de la perception, sont désormais dans l’incapacité de marcher ou de parler et les battements de leurs cœurs ont dangereusement ralentis : leurs jours sont comptés.
La CEDH rejette leur demande de libération
Les multiples demandes de libération effectuées par les avocats de Nuriye et Semih ont été refusées ainsi que la demande d’injonction faite à la Cour constitutionnelle. D’autre part, plusieurs tentatives afin d’avancer la date de leur procès sont restées infructueuses. Il reste malheureusement à craindre que leur état de santé ne leur permette pas de tenir jusqu’au 14 septembre. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a donc été saisie afin d’obtenir leur libération. Or malgré plusieurs rapports médicaux affirmant que leurs vies sont en danger, la Cour a rejeté cette demande estimant que la détention à l’hôpital de la prison de Sincan ne fait pas « peser sur eux un risque réel et imminent de dommage irréparable pour leur vie ou leur intégrité physique », que « ces constats n’appellent pas l’ajournement de [leur] détention provisoire. [Leur] situation peut être suivie et [ils] peuvent être soignés dans des prisons dotées d’installations médicales comparables à celles d’un hôpital ou dans les ailes d’établissements médicaux officiels réservées aux condamnés ».
La cour affirme avoir statué après lecture des rapports rédigés par les médecins de l’hôpital de la prison de Sincan et de l’hôpital de Numune où les prévenus ont été examinés, le 28 juillet. Elle précise cependant que les prisonniers « ne peuvent pas continuer à vivre sans assistance » et demande également au Gouvernement « de faire en sorte que des dispositions adéquates soient prises pour aider les requérants dans leurs besoins quotidiens » et « de permettre aux requérants de consulter les médecins de leur choix à l’hôpital de la prison, s’ils le souhaitent, de manière à leur permettre de décider de poursuivre ou non leur grève de la faim. » Elle conclut en demandant aux deux enseignants de mettre à un terme à leur grève de la faim.
Depuis 29 jours, les deux professeurs ont donc intégré l’hôpital carcéral. Mais cela ne les protège pourtant pas des brimades et des négligences qu’ils subissent chaque jour. Nuriye affirme avoir été frappée lors de son transfert de la prison. Ils sont privés de ventilation mais sont harcelés par les odeurs de nourriture provenant des cuisines à proximité s’ils ouvrent les fenêtres. Ils sont également quotidiennement menacés d’être alimentés de force et sont réveillés à chaque heure afin de vérifier s’ils sont vivants ou conscients. Les parloirs avec les membres de leur famille ou leurs avocats ont été limités ainsi que leur droit à passer des appels téléphoniques. Et contrairement aux consignes de la CEDH, pendant 17 jours, Nuriye and Semih ont été livrés à eux-mêmes sans pouvoir être examinés par leurs propres médecins. Après une lutte acharnée menée par leurs familles et leurs avocats, ils ont finalement eu droit à un(e) accompagnateur (trice). Quant à leurs médecins, chargés de les convaincre d’arrêter leur grève de la faim, ils ont pu rendre visite à Nuriye et Semih sans pour autant pouvoir les ausculter.
Les actions de soutien se multiplient
La solidarité envers les deux professeurs s’est organisée dans le pays et ceux environnants. Jour après jour, à Ankara, un petit groupe manifeste courageusement, bravant quotidiennement les violences policières. Les manifestants sont molestés, aspergés d’eau, de gaz lacrymogènes ou les cibles de balles en caoutchouc. Trois d’entre eux ont eu le bras cassé. Et ces brutalités policières ont souvent pour issue gardes à vues « musclées » et incarcérations. Certains ont été assignés à résidence.
Les réseaux sociaux se sont emparés de cette lutte et diffusent en permanence des informations sur les deux professeurs ainsi que sur les différentes actions de soutien organisées. Elles peuvent prendre la forme de pétitions, de meeting, de diffusion de prospectus, d’illustrations ou d’articles. Chacun se mobilise avec ses moyens et les mets au service de la grande communauté des défenseurs de Nuriye et Semih.
Tous les samedis des manifestations ont lieu à Bruxelles (Belgique), à Vienne (Autriche) et à Nancy en France, pour ne citer que ces villes. Mais il peut également y avoir des actions ponctuelles comme à Stuttgart ou Dortmund en Allemagne, à Londres en Angleterre, à Athènes en Grèce ou dans plusieurs villes de France comme Strasbourg, Saint-Denis ou Paris.
Grève de la faim : symbole de la lutte pour la justice
Beaucoup ont repris le combat des deux enseignants en se mettant également en grève de la faim. Ce peut être des actions collectives sur une ou plusieurs journées ou des décisions plus individuelles mais pas pour autant moins importantes. La femme de Semih, Esra, a cessé de s’alimenter depuis maintenant 95 jours. Mehmet Amca, malgré ses 71 ans, a commencé il y a 55 jours.
Le 20 août à Cologne en Allemagne, des membres de la jeunesse révolutionnaire ont entamé une grève de la faim sans limitation de temps. Le 21 août, c’est le Front populaire syrien qui a commencé une démarche similaire afin d’être solidaire de la résistance des deux professeurs. Le 23 août, à Ankara, l’avocat de Semih, Engin Gökoglu, a également annoncé qu’il débutait une grève de la faim aux côtés d’Esra, l’épouse de Semih.
La lutte est symbolique certes mais elle existe. La résistance grandit chaque jour et quelque soit la forme qu’elle prenne, le but de chacun est le même : que Nuriye et Semih puissent réintégrer leur poste, retrouver leurs élèves et par là même leur dignité et leur honneur.
La date de leur procès est fixée au 14 septembre. Personne ne peut augurer de l’état de santé des deux enseignants à cette date. Mais un appel est déjà lancé au plus grand nombre afin d’être présent ce jour-là à 13 h 30 dans la salle du tribunal d’Ankara.
L’État turc réprime, pourchasse et emprisonne tous les détracteurs de sa politique antidémocratique. Nuriye et Semih en font partie. Le gouvernement a tout mis en place pour qu’ils rejoignent ce qu’il considère comme les parias de la société les affligeant d’une mort sociale inqualifiable. Et la clameur qui monte du fond de leur hôpital carcéral est une clameur contre les répressions, contre les purges, contre l’état d’urgence. Nuriye et Semih se meurent de faim, une faim qui se nomme justice. Mais le temps presse. Les actions pour les soutenir doivent se multiplier. La résistance doit mettre fin à l’inacceptable et faire réagir les institutions susceptibles d’intervenir auprès du gouvernement turc. Car si le pire devait se produire, c’est chacun d’entre nous qui perdrait un peu de son humanité…
Béatrice Taupin
Dogan Presse Agence