Turquie : faut-il mourir pour défendre ses droits ?
Nuriye Gülmen et Semih Ozakça, deux enseignants en grève de la faim depuis 202 jours, sont en train de mourir pour oser revendiquer leurs droits : récupérer leurs emplois perdus par décret-loi dans le cadre de l’état d’urgence qui sévit dans le pays. La deuxième audience de leur procès aura lieu jeudi 28 septembre à Ankara.
État des lieux : 322 jours de résistance, 202 jours de grève de la faim, 126 jours de détention. Depuis le 11 mars, Nuriye et Semih ne s’alimentent que d’eau sucrée ou salée accompagnée de vitamines B1. Leurs états physiques a dépassé depuis plusieurs mois le stade critique où le pire peut arriver à tout moment. Mais ils luttent, pour récupérer leur emploi, pour combattre les répressions et l’état d’urgence mis en place par le gouvernement et sauvegarder leur dignité.
En Turquie, l’Éducation nationale reste l’administration la plus touchée par les purges politiques menées par le gouvernement turc. Selon un dernier bilan, 15 200 enseignants ont été suspendus, 21 000 employés de l'éducation privée ont perdu leur licence, 1 577 doyens des universités publiques et privées ont été mis à pied, 1 043 écoles privées et 15 universités ont été fermées. Et c’est dans ce cadre que Nuriye Gelmen, chercheure à l’Université de Selçuk, et Semih Özakça, instituteur à l’école primaire Cumhuriyet de MazdaÄŸ à Mardin ont été licenciés en novembre 2016. Refusant de se taire et de se soumettre, ils ont d’abord manifesté de façon tout à fait pacifique devant la statue des Droits de l’Homme de l’avenue Yüksel de la capitale turque Ankara. De ce fait, ils ont été à plusieurs reprises arrêtés, placés en garde à vue et molestés avant d’être relâchés.
Le 8 novembre 2016, Nuriye publiait leurs revendications sur son blog : levée de l’état d’urgence et réintégration de tous les fonctionnaires révolutionnaires et démocrates licenciés et limogés ; arrêt des licenciements illégaux et arbitraires ; réintégration des droits sociaux des 13 000 chercheurs d’ÖYP (Programme de formation du corps enseignant) ; sécurité pour toutes les travailleurs de l’enseignement et des sciences et la Science n’est pas possible sans la sécurité de travail.
La résistance se met en place
Le 9 mars, lors d’une conférence de presse à l’Assemblée nationale, les deux professeurs ont annoncé qu’ils entamaient une grève de la faim jusqu’à la récupération de leur emploi. Ils ont été immédiatement placés en garde à vue par la Direction de la lutte anti-terrorisme qui a utilisé cette déclaration pour justifier leur arrestation. Depuis le 11 mars, début de la grève de la faim, en compagnie d’un nombre croissant de personnes venant les soutenir, Nuriye et Semih se rendaient tous les jours sur le boulevard Yüksel pour résister et lancer des appels afin pour que leur lutte soit entendue. Les réseaux sociaux se sont emparés de cette résistance et ont commencé à diffuser en permanence des informations sur les deux professeurs ainsi que sur les différentes actions de soutien organisées. L’ampleur du phénomène a très certainement inquiété le président Erdogan.Et c’est pourquoi, le 23 mai, lors d’un raid nocturne d’une extrême violence, Nuriye et Semih ont été placés en garde à vue par la « lutte anti-terroriste », le mandat de perquisition émis par le procureur stipulant : « Ils pensent créer un nouveau Gezi (révolte de 2013) ou un nouveau Tekel (mouvement sociale de 2009) ».
Finalement accusés d'être « membre d'une organisation terroriste », le DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple), de « poursuivre ces activités au nom de cette organisation », de faire de la « propagande pour l’organisation » via leur publications sur les réseaux sociaux et enfin de « continuer leur activité avec insistance, malgré l’ouverture d’une enquête » sur ces accusation, ils sont emprisonnés le 24 mai et les procureurs ont requis à leur encontre une peine pouvant aller jusqu’à 20 ans de prison.
« Aucun risque réel et imminent de dommage irréparable pour leur vie »
À plusieurs reprises, les avocats des deux professeurs ont déposé des demandes d’injonction à la Cour constitutionnelle afin de réclamer leur libération. Toutes ont été rejetées. Et les diverses requêtes afin d’avancer la date du procès prévue le 14 septembre sont toutes restées infructueuses.Même la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), saisie afin d’obtenir leur libération, a rejeté cette demande estimant que la détention à l’hôpital de la prison de Sincan ne faisait pas « peser sur eux un risque réel et imminent de dommage irréparable pour leur vie ou leur intégrité physique », que « ces constats n’appellent pas l’ajournement de [leur] détention provisoire. [Leur] situation peut être suivie et [ils] peuvent être soignés dans des prisons dotées d’installations médicales comparables à celles d’un hôpital ou dans les ailes d’établissements médicaux officiels réservées aux condamnés » et ce, malgré plusieurs rapports médicaux affirmant le contraire.
Elle a cependant exigé du Gouvernement turc « de faire en sorte que des dispositions adéquates soient prises pour aider les requérants dans leurs besoins quotidiens » et « de permettre aux requérants de consulter les médecins de leur choix à l’hôpital de la prison, s’ils le souhaitent, de manière à leur permettre de décider de poursuivre ou non leur grève de la faim. » Elle a conclu son rapport en demandant aux deux enseignants de mettre à un terme à leur grève de la faim.
Depuis 117 jours, les deux professeurs ont donc intégré l’hôpital carcéral où brimades et négligences ne leur sont pas épargnées. Durant l’été, leur cellules n’ont pas été climatisées. Les parloirs avec les membres de leur famille ou leurs avocats ont été limités ainsi que leur droit à passer des appels téléphoniques et le sacrifice qui est le leur devient chaque jour plus insupportable.
Leur cause dépasse les frontières de la Turquie
Devenus les héros de l’ombre, la résistance de Nuriye et Semih a été reprise jour après jour, à Ankara où un petit groupe de manifestant bravent quotidiennement les violences policières. Ils sont molestés, aspergés d’eau, de gaz lacrymogènes ou les cibles de balles en caoutchouc. Plusieurs ont dû être hospitalisés pour bras cassés, traumatisme crânien ou crise d’asthme aggravée. On ne compte plus ni les gardes à vues quotidiennes, ni les incarcérations. Certains ont été assignés à résidence.Cette solidarité peut également prendre la forme de pétitions, de meeting, de diffusion de prospectus, d’illustrations ou d’articles. Tous les week-end des manifestations ont lieu dans différentes villes d’Europe et depuis le 21 septembre, chaque jeudi, devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Un grand nombre de personnes, en Turquie et dans divers pays, ont repris le combat des deux enseignants en se mettant en grève de la faim. Ce peut être des actions collectives sur une ou plusieurs journées ou des décisions personnelles : Esra, l’épouse de Semih, Engin Gökoglu, son avocat, Mehmet Amca, malgré ses 71 ans, des membres de la jeunesse révolutionnaire, le Front populaire syrien, pour ne citer qu’eux. Mais tous démontrent ainsi leur solidarité à la résistance des deux professeurs.
Parodie de justice
Alors que beaucoup craignaient que Nuriye et Semih n’aient pas la résistance physique pour tenir jusqu’au 14 septembre, date de leur procès, l’invraisemblable s’est produit deux jours plus tôt. En effet, dans la nuit du 11 au 12 septembre, ainsi que dans la matinée qui a suivi, seize avocats des deux enseignants ont été arrêtés, soit à leur bureau, soit à leur domicile. Huit jours plus tard, alors que certains avaient dénoncé des actions de tortures commis par la police, quatorze d’entre eux ont été emprisonnés pour divers chefs d’accusation dont certains uniquement fondé sur déclaration de témoins : bien évidemment il leur a été reproché en premier lieu d’avoir voulu défendre Nuriye et Semih mais également d’avoir participé, entre autres, aux procès de Dilek DoÄŸan (jeune fille de 24 ans décédée des suites d’une blessure par balle tirée à bout portant par la police lors d’un raid nocturne « anti-terroriste ») et Berkin Elvan (adolescent de 15 ans grièvement blessé par une grenade lacrymogène lors de la vague de contestation antigouvernementale de juin 2013 à Istanbul). On les a également accusé d’avoir remis en cause certaines pratiques juridiques illégales ayant cours dans le cadre de l’état d’urgence, d’avoir créé un comité de défense de causes considérées « criminelles » par le gouvernement du président Erdogan ainsi que d’avoir tenu dans ce même cadre des conférences de presse au nom du DHKP-C.Lors du procès du 14 septembre, vingt nouveaux avocats avaient donc été désignés par le pouvoir en place pour remplacer leurs confrères emprisonnés. Mais 1 030 avocats avaient déposé une procuration au tribunal et environ 200 avaient pu assister à l'audience.
Il a enfin été interdit pour les deux enseignants d’être présents par crainte qu’ils ne s’échappent puis, du fait de leur absence, le jugement a été reporté au 28 septembre prochain. Un appel a été lancé par les familles de Nuriye et Semih afin qu’un maximum de personnes soient présentes dans le tribunal durant leur procès.
Enfin, dans la nuit du 26 septembre, Nuriye Gülmen, alors qu’elle était en train de lire et que rien ne semblait justifier une telle mesure, a été transférée contre sa volonté en unité de soins intensifs de l’hôpital d’Ankara. Bien que son état de conscience lui permette de refuser tout traitement médical, on peut s’inquiéter, que pour de pseudo raisons d’urgence médicale, une alimentation forcée par voie de perfusion soit décidée par le personnel médical contre sa volonté. Or, à ce stade de la grève de la faim, alors qu’elle ne pèse plus que 35 kilos, la mise en place d’une telle procédure pourrait engendrer des séquelles irréversibles, si ce n’est son décès. Sa sœur qui, grâce aux avocats, pouvait rester jusqu’ici présente à ses côtés n’a pas été admise à l’hôpital d’Ankara. Après un sit-in devant l’établissement médical, elle a finalement été mise en garde-à-vue cet après-midi. On peut toutefois espérer qu’il s’agisse d’une réelle mesure de protection médicale pour Nuriye, mais il semblerait plus plausible que ce soit une façon détournée pour le gouvernement du président Erdogan d’empêcher l’enseignante d’être présente au tribunal dans deux jours pour plaider sa défense et sa liberté.
Tout est manifestement mis en œuvre pour que les voix de Nuriye et de Semih ne puissent être entendues le 28 septembre et encore une fois, nous sommes très loin d’un procès équitable. En leur interdisant leur droit à la défense, les règles élémentaires de justices sont bafouées. Il reste encore un peu plus d’une journée avant l’audience et l’on peut malheureusement craindre que tout n’a pas encore été organisé par le pouvoir en place pour limiter la défense des deux professeurs.
Oppressés par le poids des injustices politiques, juridiques et sociales, Nuriye Gülmen et Semih Ozakça sont désormais devenus le symbole de la lutte pour la justice, les icônes de la résistance populaire. Ils vivent leur idéal et le défendent jusqu’à défier la mort. Ils se battent pour faire respecter leur existence et celles de tout un peuple. Il reste cependant totalement inconcevable de constater qu’au XXIe siècle, deux personnes en soient réduites à mettre leurs vies en danger pour tenter de faire respecter leurs droits les plus fondamentaux. Pire ! Que penser de l’inertie des états européens et de la coalition internationale face à de tels procédés ? Ne sont-ils pas pour la plupart les garants de la défense des Droits de l’homme ? Comment peuvent-ils rester spectateurs devant la dérive autoritaire d’un hyper président qui éradique toute tentative contestataire par des répressions massives, des violences policières, de fausses accusations « d’appartenance à des organisations terroristes », des emprisonnements avec pratique de la torture et des simulacres de justice ? Pourquoi ne veulent-ils pas réagir face à la vague d’obscurantisme islamiste qui envahit progressivement un pays où la théorie de Darwin est maintenant bannie des programmes scolaires des niveaux primaires et secondaires pour être remplacée par l’enseignement de la tentative de coup d’état de juillet 2016 ainsi que de celle du « djihad », celui qui exalte « l’amour de sa nation ». Que font-ils ces États pour qui l’humanité envers les peuples devrait rester leur premier devoir ? Chaque jour où Nuriye et Semih restent en prison, dans l’indifférence des gouvernements qui pourraient tenter d’intervenir en faveur de leur libération, cette humanité se perd dans les ténèbres pour ne plus devenir qu’un mythe…
Béatrice Taupin
Dogan Presse Agence