En Turquie, la justice est définitivement sous contrÍ´le de l’État

Jeudi 28 septembre a eu lieu à Ankara la deuxième partie du procès des deux enseignants turcs en grève de la faim depuis 205 jours pour récupérer leur emploi perdu dans le cadre du grand « nettoyage » opéré par le gouvernement du président Recep Tayyip ErdoÄŸan.

Suite à la tentative de push avortée de juillet 2016, le président turc a laissé libre cours à sa volonté de « nettoyer » son pays de tout courant contestataire pouvant le faire vaciller de son trône. Le tant controversé « oui » obtenu au référendum du 16 avril dernier, lui a attribué une officialisation de son pouvoir autocratique lui permettant de contrôler ainsi définitivement l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

Dans un climat de terreur, l’état d’urgence, périodiquement reconduit sous prétexte de lutte contre de terrorisme, sert désormais une cause politique. Les purges ont touché particulièrement les milieux universitaires, l’armée, les médias et la justice où licenciements arbitraires par mesures de décret-lois sont devenus monnaie courante avec un accord tacite et pleutre du Parlement. Le président a donc ainsi muselé la justice en expulsant les magistrats des plus hauts niveaux qui lui étaient hostiles et en emprisonnant les procureurs et avocats acceptant de défendre des causes qu’il considère comme des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation. Il y a un an déjà, l’association « Magistrats européens pour la Démocratie et les Libertés » avait comptabilisé 3390 révocations de magistrats et 2846 détentions, soit presque un quart de la magistrature. Le Haut Conseil des juges et procureurs (HSYK) étant désormais constitués essentiellement de membres à la solde du gouvernement, il est dorénavant impossible de parler de « justice » en Turquie.

C’est dans ce contexte que s’est ouvert le procès de Nuriye Gülmen et Semih Özakça à Ankara. Les deux professeurs, souhaitant résister pacifiquement, ont opté pour la grève de la faim et ne se sont plus alimentés que d’eau sucrée ou salée et de vitamines B1 depuis 205 jours afin de récupérer leur emploi perdu lors des purges qui sévissent dans le pays. Devant l’ampleur des mouvements de solidarité qui se sont mis en place et qui ont dépassé les frontières du pays, le gouvernement, a donc tenté d’étouffer cette rébellion. Et depuis la fin de l’année 2016, il est interdit en Turquie de prononcer et d’écrire les noms des deux professeurs, ainsi que de chanter et de danser pour leur cause. Ils ont finalement été emprisonnés le 24 mai pour, entre autres, le motif de faire partie d’une « organisation terroriste ». Une peine de 20 ans de prison a été requise à leur encontre.

La première audience a eu lieu dans des conditions particulièrement difficiles où leurs avocats ont été arrêtés 48 heures avant le procès puis écroués pour divers chefs d’accusations pour le moins contestables. Nuriye et Semih n’avaient pas pu plaider leur cause pour de pseudo considérations médicales, de sécurité et de risque d’évasion. Et pour ces raisons, la Cour avait décidé d’un report pour le jeudi 28 septembre à la prison de Sincan. 

Mais dans la nuit du 26 septembre, alors que rien ne semblait justifier une telle mesure, dans une volonté notoire d’empêcher Nuriye Gülmen de plaider sa défense, celle-ci a été transférée contre sa volonté en unité de soins intensifs de l’hôpital d’Ankara où de nouvelles séries de restrictions lui ont été imposées par les militaires et les médecins.

« Regardez donc ce qu’ils ont fait à un enseignant »

Le procès débute avec l’arrivée de Semih Özakça, amaigri de 33 kilos dans la salle d'audience de la prison de Sincan. Un mur de policiers enserre l’enseignant, l’empêchant ainsi d’être aperçu par les personnes présentes. Il lui est tout d’abord interdit de serrer la main d’Acun KaradaÄŸ également jugée pour la même affaire. Celle-ci n’a pu que s’écrier en constatant son état physique : « Regardez donc ce qu’ils ont fait à un enseignant ! ».
Dans le cadre de l’état d’urgence, et concernant les accusations liées au terrorisme, le nombre maximal d'avocats est limité à trois. Il leur a donc été enjoint, en vain, de choisir parmi les centaines d’entre eux qui s’étaient présentés à la défense. Les deux accusés ont expliqué : « ils sont nos avocats, nous demander de faire un choix, c’est une partie de l’oppression… ». Et de rappeler comme autres mesures du même acabit l’arrestation de leurs 14 avocats le 12 septembre ainsi que le transfert de Nuriye, 48 heures plus tôt.
Puis, pendant deux longues heures, Semih Özakça va déclamer sa plaidoirie, ne s’interrompant qu’à de brèves reprise pour reprendre sa respiration. Ses grands-parents, présents dans l’assistance aux côtés de sa mère, réprimaient difficilement leurs sanglots. Et, à travers la barrière humaine constituée par les gendarmes qui les séparaient, il a tout de même pu échanger quelques sourires avec sa femme, Esra Özakça, également limogée, et en grève de la faim depuis l’incarcération de son époux.

Il a débuté son intervention ainsi : « Ces yeux que vous avez en face de vous ont vu tellement de choses ! Ils ont vu les agents de police se faire servir du thé dans le bureau des procureurs... Vous n'avez pas encore brisé votre crayon ? Mais pour qui jouez-vous ce scénario ? Pour qui cette pièce de théâtre se joue-t-elle exactement ? … »

« N’agit jamais en dehors des directives sinon tu brûleras. »
Semih Özakça continue en tenant les propos suivants : « L’histoire se construit par la lutte pour gagner son pain, la justice et la liberté. Ainsi, pour comprendre les raisons de notre licenciement, il suffit de jeter un coup d’œil à l'histoire des peuples. Notre classe est celle des opprimés et des exploités. Nous, les intellectuels du peuple, nous avons été à de nombreuses reprises confrontés à ce genre de complot. Il n'y a qu'une règle qui prédomine dans les institutions étatiques, c'est celle qui nous intime : ’n’agit jamais en dehors des directives sinon tu brûleras !’ »

Le Président du tribunal interrompt Semih Özakça en lui demandant de s'exprimer uniquement sur les faits qui lui sont reprochés. Et Semih de rétorquer : « J’ai énormément patienté pour pouvoir venir ici, alors veuillez patienter un peu pour que je m'exprime ! ». Puis il continue son plaidoyer : « Le gouvernement de l'AKP retire à nos enfants le droit à une éducation scientifique et démocratique. Dans le secteur de l'éducation, le gouvernement a fait le choix d'une politique de privatisation et de restriction pour la sécurité de l'emploi. De plus, un système d'évaluation des performances tente d'être appliqué. Les fonctionnaires qui participent aux actions des syndicats sont menacés de licenciement. Au final, si vous ne pensez pas et ne vivez pas comme l'AKP (parti politique au pouvoir - N.D.L.R.), vous adhérez à la terreur. Si vous êtes de l'AKP mais que vous entretenez des mauvaises relations avec le directeur de votre école, vous adhérez également à la terreur. »
Il explique également : « L’enseignement ne me présageait ni une vie de rêve, ni une vie de luxe. Dans la ville où j'enseignais, nous entendions tous les jours le bruit des bombes. Quand je prends en compte le seuil de pauvreté établi dans notre pays, je réalise, qu’en tant qu'enseignants, nous vivions bien en-dessous de ce seuil. Et pourquoi je n'ai pas renoncé à enseigner ? Parce que je gagne mon pain dans des conditions extrêmement difficiles. Je fournissais énormément d'efforts pour mes élèves. Je sais qu’ils ont besoin d'enseignants comme moi car l'éducation est aujourd'hui vidée de son sens. »

« J’ai été démis de mes fonctions avec ma femme comme de nombreux autres démocrates et révolutionnaires. Ceci montre bien que le réel combat du gouvernement ne se situe pas avec les prétendus membres de FETÖ (Confrérie Gülen accusée par le gouvernement turc d’avoir fomenté le coup d’état de juillet 2016 - N.D.L.R.). »
”¨« Cette résistance n'est pas seulement celle de deux personnes. C'est la résistance des peuples opprimés. »
Le professeur continue ainsi : « Être l'un des intellectuels du peuple, c'est réfléchir, voir les paradoxes, les analyser et passer à l'action dans la lutte sociale. C'est celui qui sait que le chant le plus beau est celui que l’on chante en chœur. C'est celui qui sait que même seul, il doit continuer à se battre pour ses valeurs. C'est celui qui connait l'importance à exprimer toutes les paroles populaires et à avancer pour passer à l'action. C'est celui qui apprend et qui transmet au peuple.

En tant qu’intellectuel de ce peuple, je savais que notre résistance exigerait des sacrifices. Dans un contexte où personne n'ose entreprendre de déclarations de presse, j’avais le devoir de retranscrire la parole du peuple. Celui qui ne peut défendre son pain et son honneur, peut-il défendre sa fierté ?
Cette résistance n'est pas seulement celle de deux personnes. C'est la résistance des peuples opprimés. (…)

Leur crainte était de penser que la grève de la faim était un moyen de protestation efficace qui allait être repris par beaucoup pour prendre un essor considérable.
Nous n'avons pas choisi de mourir de faim. Si le gouvernement nous avait rendu nos emplois, nous ne serions pas en train de mourir de faim. C'est l’autorité politique elle-même qui a signé le lancement de notre résistance puis qui a tenté de la réprimer. Je vais continuer ma grève de la faim jusqu'au jour où nous pourrons réintégrer nos fonctions. Nous avons été emprisonnés car notre action a pris de l’ampleur aux yeux du peuple. Nous avons été emprisonnés car notre arrestation devait engendrer l’intimidation et la peur. Nous avons été arrêtés parce que nous sommes des obstacles à la politique de l'AKP.
Nous ne faisons pas de grève de la faim pour faire une révolution ou pour renverser l'AKP. Nous voulons simplement retrouver nos emplois. C'est pourquoi nous sommes en grève de la faim. Le travail. C'est tout ! (…)

Ils nous ont déplacé de nos geôles à des cellules hospitalières en nous torturant. Nous ne sommes pas des malades, nous sommes des résistants.
Depuis le jour où j'ai été transféré à l'hôpital, c'est la première fois que je vois la lumière du soleil. Là-bas, nous sommes face aux menaces d'interventions médicales. Ils veulent nous alimenter de force. Nous refusons toutes formes d'interventions !
L'intervention par la force servirait à nous rendre handicapés, à faire de nous des morts-vivants. L’intervention forcée est un crime contre l’humanité. Quand Nuriye a été transférée à l'hôpital d'Ankara, je l'ai entendu crier, hurler des slogans. Des slogans, vous entendez ? Elle est donc toujours consciente. Ils l'ont emmené là-bas pour l’empêcher de venir au procès. (…)

À de nombreuses reprises, Süleyman Soylu (ministre de l’intérieur turc - N.D.L.R.) s’est exprimé à notre sujet. Il a même publié une brochure pour que ses propos paraissent véridiques. Ce ministre nous a déjà proclamés terroristes alors pourquoi cette mascarade ? Pourquoi ce procès a-t-il lieu ? S'il y a un crime, c'est celui-ci !
Je voudrais terminer en disant : rendez donc votre décision et que les rideaux se ferment ! »
Semih conclut en lisant un poème d'Enver Gökçe, Dost, puis a quitté la salle sous les applaudissements.

Après une heure de pause, l’audience a repris. Alors que c’était à son tour de prendre la parole, Acun KaradaÄŸ a refusé de le faire pour les raisons qu’elle a expliquées : « Je refuse de me défendre dans ces conditions. Vous avez décidé de me juger dans cette affaire sans m'emprisonner. L'arrestation, l'attaque vise en réalité la grève de la faim. Cependant je ne comprends pas comment pouvez-vous être aussi cruels. Je n'ai pas pu retenir mes larmes après avoir vue l'état de Semih… » Et elle ajoute : « Ils ont transféré Nuriye à l'hôpital pour qu'elle ne puisse pas venir à l'audience. Je refuse donc de faire une déclaration pour me défendre tant que Nuriye ne pourra pas s’exprimer ici ! »


L’audience s’est terminée après les plaidoiries des avocats et a été ajournée au 20 octobre prochain à 10 heures en décidant du maintien des deux accusés en détention.
Dans ce procès que Semih Özakça a qualifié à plusieurs reprises de « politique », le seul « crime » de ces deux enseignants est de faire une grève de la faim. Et le gouvernement du président Erdogan les sanctionne pour avoir osé revendiquer leurs droits, même de façon pacifique. Leur dossier est vide. Aucun élément ne vient confirmer leur soit disant appartenance à un réseau « terroriste ». La justice turque semble être dans une impasse où la seule opportunité qui s’offre à elle est de gagner du temps, au péril de la vie de Nuriye et Semih.
Car alors que Beyza Gülmen, la sœur de Nuriye, présente parmi les personnes venues en soutien jeudi, affirme que la jeune femme « est dans un état critique », il est plus que probable que cette décision a été prise en espérant que la santé des deux professeurs ne leur permettrait plus de monter à la barre pour toutes les raisons qu’il est possible d’imaginer… Moyen de sacrifier Nuriye et Semih à une mort certaine. Façon détournée pour la Cour d’être dispensée de rendre la justice. Mais alors, comment ne pas assimiler cette décision à une forme déguisée de tentative de meurtre avec préméditation… ?

Béatrice Taupin
Dogan Presse Agence


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