La justice turque a-t-elle décidé de sacrifier Nuriye Gͼlmen ?

Lundi 27 novembre se tiendra à Ankara la cinquième audience du procès des deux professeurs turcs en grève de la faim depuis le 9 mars 2017. Choc de titans sur fond de lutte pour la justice, tel est le combat qui oppose Nuriye Gülmen et Semih Özakça au gouvernement turc depuis plus de douze mois maintenant.

Le 9 novembre 2016, Nuriye Gülmen s’asseyait au pied de la statue des Droits de l’homme à Ankara. Elle manifestait pacifiquement pour récupérer son emploi perdu par décret-loi dans le cadre des purges qui sévissent dans le pays suite au push avorté de juillet 2016. Elle était seule avec sa pancarte. Elle n’imaginait certainement pas que ses revendications allaient dépasser les frontières de la Turquie pour devenir le symbole de la lutte pour la justice dans un pays en totale régression concernant les droits fondamentaux de l’homme. Quelques temps plus tard, Semih Özakça, lui aussi limogé dans les mêmes conditions, allait la rejoindre pour unir son combat au sien.

Étouffer les voix de la rébellion
Les deux enseignants sont alors devenus les voix des 140 000 fonctionnaires limogés comme eux. Devenues les figures emblématiques de la lutte pour la justice, le gouvernement en place n’a reculé devant aucune mesure pour tenter d’étouffer leur résistance : emprisonnement des deux professeurs le 24 mai dernier avec une pseudo accusation d’appartenance à une organisation terroriste, incarcération de leurs avocats avant le début du procès, interdiction d’être présents à la première audience, hospitalisation de force pour Nuriye l’empêchant ainsi de comparaître devant la Cour pour plaider sa défense, violences policières quotidiennes contre les mouvements de résistance solidaires de l’avenue Yüksel à Ankara, interdiction de prononcer leurs noms dans les lieux publics sous peine de mise en garde à vue… Bienvenue en république démocratique turque !
Lors de la troisième audience et à la surprise générale, la Cour a tenté la division en libérant Semih sous résidence surveillée et en maintenant Nuriye hospitalisée. Mais, et fort heureusement, aucun des deux enseignants, ni les militants qui résistent avec eux n’ont abandonné le combat. Les grèves de la faim continuent malgré les risques encourus. Les rassemblements de soutien aux deux enseignants se multiplient.

« Votre résistance me rend forte »
Le 17 novembre, a eu lieu la quatrième audience du procès des deux enseignants. Pour la première fois depuis six mois, Nuriye est apparue sur l’écran de la vidéo-conférence. Amaigrie au fond de son lit d’hôpital, elle a parlé pendant plus de deux heures dans un silence quasi religieux. « Je salue tous ceux qui résistent et nous soutiennent. Votre résistance me rend forte. J’aime mon peuple, ce combat je le mène pour lui » a-t-elle commencé. Elle explique ensuite les raisons de sa lutte puis expose ses conditions de détention, qu’elle juge arbitraire et illégale. Elle n’a pas accès ni au téléphone, ni à la presse. Ses médecins ne peuvent pas non plus se rendre à son chevet. Depuis son hospitalisation aux services de soins intensifs de l’hôpital de Numune à Ankara le 26 septembre, elle affirme avoir perdu sept kilos. « Depuis ma chambre, une petite fenêtre avec de nombreux barreaux me permet simplement de savoir s’il fait jour ou nuit » décrit-elle. La lumière de sa chambre reste allumée 24 heures sur 24. Et afin de pouvoir dormir, elle tente de l’occulter avec des sacs plastiques. « Je ne tire ma force que de mon sommeil, et vous me l’enlevez. Je ne devrais même pas être à l’hôpital, je ne suis pas malade », annonce-t-elle. Elle précise également : « Je n’ai pas vu le ciel depuis plusieurs mois. »
Elle ajoute : « Vous avez voulu me faire disparaître mais moi je veux venir me défendre face à vous. Je ne me défendrai pas tant que je ne serai pas entendue avec vous, dans le tribunal ».
Enfin, elle conclut par cette phrase lourde de sens : « Monsieur le juge, s’il m’arrive quoi que ce soit dans cet hôpital, vous en porterez la responsabilité. »

« Je suis pleinement consciente des risques »
Concernant les accusations dont elle fait l’objet, et en particulier celle d’avoir entrepris une grève de la faim sur ordre du DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple, organisation d’extrême gauche placée sur la liste officielles des organisations terroristes), Nuriye Gülmen explique : « personne ne tiendrait ne serait-ce qu’une journée en grève de la faim si elle lui était ordonnée. Je suis pleinement consciente des risques, je le fais de mon propre chef. »
Comment peut-on alors expliquer l’intervention devant la la Cour, de Fatih Solak, un ancien membre de cette même organisation qui affirme avoir côtoyé les deux prévenus ? Mais son intervention semble pour le moins délétère si l’on s’en tient au fait que ce témoin paraît ne pas pouvoir se souvenir des détails, allant jusqu’à demander au magistrat de lui relire sa déposition.
Lorsque Maître Yilmaz, avocat de la défense prend la parole, essentiellement pour mettre en évidence la tentative de l’accusation de fabriquer des preuves, il tient les propos suivants : « Monsieur le procureur considère que les deux témoins [Berk Ercan, témoin à charge entendu le 20 octobre, et Fatih Solak] n’ont pas de raison de mentir à propos de Nuriye Gülmen et Semih Ozakça. Mais Fatih Solak, accusé d’être membre du DHKP-C, se balade librement dans la rue. » Et Dervis Emre Aydin, autre avocats des deux enseignants explique : « Dans un procès normal, on détient quelqu’un quand on a des preuves or Nuriye est détenue pour permettre à l’accusation de trouver des preuves ». Pour toutes ces raisons, la défense a demandé la libération de Nuriye Gülmen ainsi que l’abandon des poursuites.
La Cour a cependant, et malheureusement sans surprise, décidé de son maintien en détention à l’hôpital avec une prochaine audience le 27 novembre où Nuriye devrait encore une fois intervenir par vidéo-conférence. Et parce que c’est ainsi que les choses se passent en Turquie, à  la sortie de la salle d’audience, la police attendait les partisans des deux enseignants avec force canons à eau, balles en plastique et gaz poivre pour répondre aux slogans demandant la libération de Nuriye et Semih.

Le pouvoir judiciaire turc se trouve dans une impasse face à la lutte ultime que mènent Nuriye Gülmen et Semih Özakça. À des fins de dissenssions, elle a déjà tenté un simulacre de justice en libérant Semih sous résidence surveillée. Que se passerait-il si Nuriye était libérée à son tour ? Faudrait-il également revenir sur le licenciement des 140 000 fonctionnaires limogés… ? Totalement inenvisageable pour le gouvernement du président Erdogan qui assoit son pouvoir sur la terreur et la répression ! Il est alors fort à craindre que la stratégie adoptée par la justice turque soit de sacrifier Nuriye en essayant de gagner du temps. En effet, s’il est désormais une certitude, c’est que la détermination de Nuriye ne s’effritera pas car elle est animée par cette force qui habite toute personne revendiquant un droit inaliélable. Malheureusement cette combativité dont elle fait encore preuve à ce jour a pour limites celles de son corps. Tel est le talon d’Achille de Nuriye où chaque jour est compté… Et la Cour a très certainement misé toutes ses cartes sur ce point précis sachant que le régime en place aura tout à y gagner : il pourra en toute mauvaise foi affirmer que le temps aura pas manqué pour prendre une quelconque mesure judiciaire à l’égard de l’enseignante tout en rappelant de façon très insidieuse à quiconque souhaiterait l’oublier les risques encourus pour oser s’opposer au sultan en place…

Béatrice Taupin
Dogan Presse Agence


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