Une photo face Í l’ONU dérange la Turquie
Demir Sönmez pose devant sa photographie à la place des Nations.
PLACE DES NATIONS • Le consulat turc demande à la Ville de Genève le retrait d’un cliché de l’exposition du photographe Demir Sönmez.
L’une des 58 photos grand format que Demir Sönmez expose sur la place des Nations jusqu’au 1er mai dérange la Turquie. Le Courrier a appris que son consulat a protesté auprès de la Ville de Genève par le biais d’un courrier adressé au chef de l’Environnement urbain et de la sécurité, Guillaume Barazzone. Le consulat demande que la photographie soit retirée. Le Conseil administratif discutera mardi de la position à adopter, aucune mesure ne sera prise d’ici-là, fait savoir la porte-parole de la maire Esther Alder, qui ne souhaite pas ajouter de commentaires.
Que montre la photo? Comme les autres, elle a été prise à l’occasion de l’une des nombreuses manifestations sur la place des Nations que Demir Sönmez, photographe genevois d’origine kurde et arménienne, a couvertes et qui font l’objet de son exposition. Celle en question a eu lieu le 14 mars 2014. Au premier plan, une banderole avec le visage dessiné d’un adolescent et cette phrase: «Je m’appelle Berkin Elvan, la police m’a tué sur l’ordre du Premier Ministre turc». Ce jour-là en face du Palais des Nations, plus d’une centaine de personnes protestaient contre le régime turc à l’occasion du décès de l’adolescent, deux jours auparavant, après 269 jours de coma. Le 16 juin 2013, Berkin Elvan, 15 ans, parti acheter du pain, avait reçu une grenade lacrymogène tirée par un policier au plus fort du mouvement de protestation autour de la place Taksim. Cette année-là, une mobilisation pour la sauvegarde du parc Gezi s’était muée en un mouvement antigouvernemental notamment comparé au printemps arabe. Un mouvement durement réprimé. Recep Tayyip Erodgan, premier ministre turc à l’époque et aujourd’hui président, avait déclaré que l’adolescent était membre d’une organisation terroriste.
«Ingérence choquante»
Demir Sönmez, lui, défend sa liberté d’expression et souhaite même que l’exposition soit prolongée. Membre de la commission de politique extérieure du Conseil national, Carlo Sommaruga (PS/GE) se dit choqué par «l’ingérence d’un Etat tiers dans les affaires internes de la Ville de Genève pour lui demander de limiter la liberté d’expression. J’espère que le Conseil administratif adressera une fin de non-recevoir très claire à la Turquie.» Son collègue Yves Nidegger (UDC/GE), qui siège dans la même commission, estime à son tour que si la place des Nations ne pouvait plus accueillir de protestations pour la défense des droits humains, «alors elle ne servirait à rien». M. Sommaruga craint toutefois que l’exécutif ne cède par peur de créer un incident diplomatique.
Dimanche, nous n’avons pu joindre le consulat turc, fermé. «La liberté d’expression, c’est la liberté d’expression», commente pour sa part le conseiller administratif Rémy Pagani, pour qui il serait «aberrant» de «censurer» la photographie. «M. Sönmez a photographié une manifestation qui a bien eu lieu sur la place des Nations.» Le magistrat confirme que la Turquie est gênée par le fait que la photo se dresse à cet endroit, au cœur de la Genève internationale.
Cette demande de la Turquie rappelle une autre affaire. Après de nombreuses pressions diplomatiques d’Ankara et sur intervention du chef des Affaires étrangères suisses Didier Burkhalter, le Conseil d’Etat genevois avait refusé que la Ville érige les Réverbères de la mémoire, sculptures en souvenir du génocide arménien, au parc de l’Ariana près de l’ONU. «Genève fait piètre figure en cédant à un régime qui viole les droits humains, déplore M. Sommaruga. Je suis scandalisé par l’attitude des autorités turques, mais aussi fédérales, cantonales et municipales.» Municipales? «La Ville aurait dû entreprendre les travaux, quitte à être bloquée par le canton, afin de porter l’affaire jusqu’au Tribunal fédéral.» M. Nidegger ne suit pas son collègue: «La zone de l’ONU n’est pas faite pour dresser un peuple contre un autre.»
Rachad Armanios