MAI 68 : 'Adieu campagne, famille, patrie frileuse!'

J’avais 20 ans le 14 mai 68, aînée de 3 enfants dans une famille rurale et pauvre où ne se fêtaient pas les anniversaires. Pour tout passé, des étés tristes à garder les vaches et, comme présent, une année en internat au sévère lycée gris de Tournon. D’un professeur de philosophie marxisant j’apprenais le B.A.-B.A. de la culture, à savoir qu’une histoire individuelle se situait dans le temps et l’espace – et voilà que l’histoire heurtait brusquement une longue suite de jours semblables et mornes jusque là.

Finis les cours durant trois semaines, et à nous la rue, les cafés, la radio, la Bourse du travail offerts à mes yeux dessillés. La vie pouvait donc être mouvement, imprévus, paroles d’inconnus à inconnus, journaux échangés spontanément. Tout devenait promesse, tout se liait dans une continuelle euphorie. J’en appelais à mes auteurs fétiches, qui, du coup, prenaient une allure prophétique : « L’inconnu devant soi… » de Michaux, le « Je ne laisserai dire à personne qu’avoir vingt ans… »  de Nizan, les poètes surréalistes, ceux qui, les mois précédents, étaient soumis au contrôle de notre proviseur (nous devions montrer nos achats de livres de poche).

De Paris nous arrivaient des paroles vivantes nous enjoignant de lier l’acte à la parole : « Libérez-vous ! », « Ne perdez pas votre vie à la gagner ! », « Sous les pavés, la plage »…

J’ai vécu Mai 68 comme une explosion de possibles, la rébellion à mots ouverts. Adieu campagne, famille, patrie frileuse ! Les mots des livres bien-aimés allaient sortir des pages, « la beauté serait convulsive »…

Certains professeurs nous parlaient soudain comme à des adultes que nous faisions semblant d’être. La jeunesse d’une France profonde entrait joyeusement et naïvement en politique. J’apprenais tout d’un coup qu’on ne m’avait rien appris excepté l’orthographe. De pauvres qu’ils étaient, mes parents devenaient prolétaires (exploités, incultes et soumis). Ma révolte individuelle devenait voix de gauche.

Dans l’éventail des sensibilités, je me ralliais à la plus radicale, sans savoir précisément ce qu’il en était de ces « gauchistes » décriés par ma famille. Il suffisait qu’ils exigent le plus avec intransigeance. Le ton et le style étaient de rigueur. J’écoutais le dernier de la classe avec admiration pour avoir osé prendre insolemment la parole. C’est dire si je n’y comprenais rien au fond, mais que toutes nos frustrations dussent se dire et renverser le vieil ordre des choses, cela, oui, il fallait que cela fût et qu’en cela nous puissions sortir des langes étroits d’AVANT. Voilà ce qui n’a pu que marquer profondément mes 20 ans.

Aujourd’hui, à 60 ans, je ne crois pas avoir grandi : « Adulte ? Moi, jamais ! » Mais ce serait une autre histoire…

Evelyne Lafumas, Valence

Pour numéro spécial Télérama « MAI 68, trente ans après»


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