Grèce. Moins de chaÍ®nes pour plus de liberté Í la télé
Construire un cadre sain pour le paysage télévisuel et, surtout, en finir avec la « diaploki », le triangle corruption, trafic d’influence, petits arrangements scandaleux entre les oligarques, les politiques et les banques : c’est le but de la nouvelle loi du gouvernement Tsipras qui va entrer en application en dépit des résistances qu’elle rencontre.
«Les médias grecs sont contrôlés par des grands hommes d’affaires locaux. Leurs bénéfices dans d’autres secteurs leur permettent de faire fonctionner leurs chaînes de télé à perte pour profiter de l’influence politique et économique que celles-ci leur prodiguent. (…) En espérant une couverture médiatique positive, les gouvernements successifs ont jusqu’ici fermé les yeux devant les diverses manœuvres illicites des médias et leur ont même accordé une série d’exemptions fiscales. » Révélé par WikiLeaks, ce compte rendu du fonctionnement des médias en Grèce écrit par un diplomate américain en 2005, déjà, pour tragique qu’il soit, ne résume que partiellement la situation digne d’une République bananière à laquelle s’est trouvé confronté Syriza en prenant les rênes du pays en janvier 2015.
En effet, cela fait vingt-sept ans que des chaînes de télévision privées existent en Grèce sans qu’un système d’obtention de licences se mette en place. Et ce malgré le passage de pas moins de 16 (!) lois sur le fonctionnement de l’audiovisuel et des médias depuis 1989. De fait, toutes les chaînes de télé grecques fonctionnent avec des licences provisoires pouvant être révoquées à tout moment, mais sans jamais payer l’État pour les fréquences qu’elles utilisent. Cela a permis aux gouvernements grecs successifs d’avoir un moyen de pression, ou plutôt une monnaie d’échange, sur les grands magnats des médias grecs.
Nettoyer ces écuries d’Augias a toujours été un des engagements majeurs du Syriza et depuis peu le chantier a été mis en route : la nouvelle loi sur les médias votée en octobre 2015 par la Vouli, le Parlement grec, prévoit une procédure en trois étapes pour allouer des licences permanentes et des critères financiers précis pour cela, 5 des 8 chaînes nationales actuelles étant au bord de la faillite. La plus emblématique d’entre elles, Mega Channel, première chaîne privée à avoir vu le jour dans le pays et pendant de très nombreuses années première aussi en termes d’audience, n’a pas versé les salaires depuis plus de trois mois.
Pour assurer donc la pérennité financière future des chaînes qui obtiendront des licences, et protéger ainsi leurs employés, le gouvernement a prévu de limiter le nombre de licences octroyées à l’issue d’une procédure à mi-chemin entre le concours et la vente aux enchères. Il n’y aura donc que 4 licences pour des chaînes « généralistes » délivrées par l’État. En 2017, des licences pour des chaînes spécialisées devraient aussi être octroyées selon la même procédure.
le tollé et la honte
Cette décision, qui signifie, à l’issue du concours, la fermeture d’au moins 4 des 8 chaînes déjà existantes, a provoqué un tollé. Les propriétaires des chaînes attaquent de concert « la fin de la liberté des médias » en Grèce et l’opposition, emmenée par Nouvelle Démocratie (droite), dénonce les « méthodes staliniennes du régime (sic) d’Alexis Tsipras » et « l’anticonstitutionnalité absolue de la procédure ».
Ces attaques, provenant d’un parti qui a soutenu sans honte la fermeture de l’ERT – la télé publique grecque – du jour au lendemain en 2013 et qui aujourd’hui prétend défendre « la pluralité médiatique », ont de quoi faire sourire. Elles sont cependant significatives du climat apocalyptique qu’essaient de créer de concert les partis de l’opposition et les oligarques pour tenter de stopper la réforme.
l’aéroport de la discorde
Saisi sur la question de la constitutionnalité, le Conseil d’État grec a validé la procédure mise en place par le gouvernement sans que cela perturbe en rien les torrents de propagande déversés par les partis de l’opposition et les oligarques. Lancez de la boue, il en restera toujours quelque chose… Si la lutte est acharnée, il faut dire aussi que le niveau de corruption (et donc les avantages pour ceux qui en profitent) du système en place depuis 1989 défie l’imagination.
Par exemple, la collusion entre les banques et les magnats de la presse est absolue. Selon la commission d’enquête du Parlement sur la question (mise en place par Syriza), la chaîne Skai, détenue par Yannis Alaphouzos (1), a été financée par des prêts bancaires à hauteur de 95 % de son capital initial. Plus scandaleux encore, même quand Skai a arrêté de payer ses traites mensuelles de plus d’1 million d’euros, la banque n’a engagé aucune procédure contre la chaîne !
Dans ce climat d’impunité totale qui a régné dans le milieu depuis si longtemps, tout ce beau monde a pris des habitudes qu’on se permettrait difficilement ailleurs en Europe, avec un contrôle des idées exprimées à l’antenne qui prend des allures tragi-comiques. Le 6 juin dernier, pendant l’émission matinale « Happy Day » sur la chaîne Alpha, le coprésentateur Dimitris Papanotas pense utile de critiquer la privatisation en cours de l’ancien aéroport d’Hellinikon (2). Tout de suite, on comprend qu’une ligne rouge a été franchie : un des invités de l’émission, Dimos Verikios, journaliste travaillant pour la même chaîne, voit rouge. Il commence à crier : « Tu devrais avoir honte ! » Et quitte le plateau. Les téléspectateurs ont dû avoir du mal à comprendre et la présentatrice annonce avec insistance une coupure publicitaire. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, on n’en est qu’au début de l’incident. Après la coupure publicitaire, surprise. La présentatrice vedette informe les téléspectateurs que le propriétaire de la chaîne Alpha, l’homme d’affaires Dimitris Kontominas, souhaite intervenir en direct.
Manifestement très en colère, il prend la parole : « Je n’ai jamais eu aussi honte dans ma vie qu’aujourd’hui. J’ai honte de ce que vous avez dit. De telles critiques provenant de personnes de notre groupe, ou vous êtes bien traités, ou vous êtes toujours payés à l’heure ! Et tout ce que vous faites c’est dire de telles âneries ! C’est la libre entreprise qui sauve le pays ! Honte à vous ! » La présentatrice de l’émission essaie tant bien que mal de défendre son collègue et l’idée d’une pluralité d’opinions pouvant être émises et débattues sur l’antenne, rien n’y fait, le propriétaire de la chaîne l’interrompt et continue de pester contre son salarié. Le lendemain, une grande partie de la presse grecque donnera raison au grand patron.
Nécessaire, une réforme profonde du système médiatique grec, vous avez dit nécessaire ?
Pavlos Kapantais