Gabriel Garcia Marquez : deux doigts pour tout arsenal
Le 6 mars, jour du 95e anniversaire de la naissance de Gabriel Garcia Marquez, il s’imposait de revenir à son univers, comme une dette envers lui et un hommage.
La littérature s'abreuve à la vie, mais la vie se nourrit également de ce que les belles lettres conservent. Des œuvres et des auteurs gratifient quiconque les touche, et peuvent se révéler comme les meilleurs bénéfices pour l'esprit.
Lire Gabriel Garcia Marquez, c'est faire l'expérience d'un enchantement inaltérable, accepter l'émerveillement, reconnaître dans le récit la souveraineté du verbe écrit, assurer le retour à ces pages où le mythique devient possible, où l'insolite peut être nommé. La beauté inhalée s'épanouit et les passages, qui invitent à être vécus, peut s’archiver à jamais dans la mémoire, et assaillir la vie réelle de leurs lecteurs, tandis que la vie banale suit son court.
Souvent, face à l'invraisemblable, je pense à Remedios, la Belle qui, en découvrant qu'un inconnu l'épiait du haut du toit pendant qu'elle se baignait, loin d'être troublée par la surprise, le mit en garde : « –Attention (...) Vous allez tomber ! » L'étranger voulait juste la voir.
« Ah, bon ! », dit-elle, « mais faites attention, car ces tuiles sont pourries. » Ceci, pour ne citer que l'un des innombrables sommets émotionnels d'un roman comme Cent Ans de solitude, roman essentiel de la littérature latino-américaine et universelle, où vibre la vérité d'un continent.
S’il s’agit de parler de la persévérance d'un sentiment, rien ne me vient en premier à la mémoire que celle décrite dans L'amour au temps du choléra, parfaitement résolue dans la longue expérience vécue par ses protagonistes : « Et jusqu’à quand pensez-vous que nous pourrons continuer toutes ces allées et venues ? » demanda Fermina. Florentino Ariza avait la réponse toute prête depuis cinquante-trois ans, sept mois et onze jours et nuits. « –Toute la vie », répondit-il.
Jamais aucun autre texte n'a réussi, comme le fit le roman historique Le général dans son labyrinthe, à m’offrir plus clairement l'intégrité de Simon Bolivar, et j'ai rarement conçu une rétrospective aussi magistrale que celle du roman Chronique d’une mort annoncée, que j’ai eu entre les mains pendant quelques heures.
Lorsque j'ai su que mon fils serait hospitalisé pendant une semaine, je me suis fait apporter De l’amour et autres démons, lu la nuit lorsque le bébé dormait. Et je conserve dans un lieu sacré, comme un trésor, les livres de Gabo que j’ai empruntés, récupérés et relus à plusieurs reprises.
Parmi les manières les plus sublimes dont la figure d'Ernesto Che Guevara a été portée à l'art figure Le noyé le plus beau du monde, un conte de 1968, qui a été beaucoup plus connu à Cuba en 2000, grâce au programme télévisé Université pour tous. Le lire est un plaisir certain et une relecture assurée :
« Elles erraient dans ces dédales de fantaisie, quand la plus âgée des femmes, qui, parce qu'elle était la plus âgée, avait observé le noyé avec moins de passion que de compassion, soupira : – Il a une tête à s’appeler Esteban. C'était vrai. Il a suffi à la plupart d'entre elles de le regarder à nouveau pour comprendre qu'il ne pouvait pas porter d’autre prénom. »
Les textes signés par Gabo confirment l'utilité d'un journalisme qui ne vieillit pas. Il convient de rappeler, pour n'en citer qu'un, l'article Naufrage en terre ferme, publié dans l'édition papier du journal El País, le 18 mars 2000, à propos de l'enlèvement de l'enfant cubain Elian Gonzalez. Parmi tant de publications sur le sujet, celle-ci, avec sa précision photographique, est inoubliable :
« Ému, mais d'une voix ferme, Elian raconta à son père comment il avait vu sa mère se noyer. Il lui dit également dit qu'il avait perdu son cartable et son uniforme de l’école ; Juan Miguel interpréta cela comme un symptôme de confusion et tenta de l'aider. "Non, papo", lui dit-il, "ton uniforme est ici et j'ai le sac à dos pour quand tu reviendras." (...) Son attachement à l'école, connu de ses professeurs et ses camarades, ainsi que son désir de retourner en classe, furent clairement démontrés quelques jours plus tard, lorsqu'il parla à sa maîtresse au téléphone : "Prenez bien soin de mon pupitre." »
Y a-t-il une définition plus belle et plus précise du journalisme que celle proposée par ce journaliste complet ? « Quiconque ne l'aurait pas vécu ne saurait même pas concevoir ce qu’est l’intuition surnaturelle de la nouvelle, l'orgasme du scoop, la destruction morale de l'échec. Quiconque ne serait pas né pour cela et ne serait pas prêt à ne vivre que pour cela ne pourrait persister dans une profession aussi incompréhensible et aussi vorace, dont l’œuvre s’achève après chaque nouvelle, comme si c'était pour toujours, mais qui n'accorde pas un moment de paix avant de recommencer avec plus d'ardeur que jamais dans la minute suivant. »
Sa voix de Latino-américain essentiel fut bouleversante dans le discours La solitude de l'Amérique latine, prononcé lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de littérature, qu'il remporta en 1982. Sa position sur l'utilité de la beauté est incontournable dans ce texte :
« Dans chaque ligne que j'écris, j'essaie toujours, avec plus ou moins de succès, d'invoquer les esprits insaisissables de la poésie, et je m'efforce de laisser dans chaque mot le témoignage de ma dévotion à ses vertus divinatrices, et à sa victoire permanente contre les sourdes puissances de la mort. »
Nul ne saurait douter de la noblesse et de la modestie de l'illustre Colombien, qui n’était, selon lui, que « l'un des seize fils du télégraphiste d'Aracataca ». Il suffit de rappeler les propos qu'il tint lorsqu'il lui fut rendu hommage à Cartagena en 2007, durant la journée d’inauguration du 4e Congrès international de la langue espagnole, alors qu'il assistait à la publication d'un million d'exemplaires de Cent ans de solitude, qui venait d'être édité en son honneur :
« Penser qu'un million de personnes pourraient lire quelque chose écrit dans la solitude de ma chambre, avec 28 lettres de l'alphabet et deux doigts comme tout arsenal, paraîtrait complètement fou.
« Mais ce n'est pas et ne peut pas être une reconnaissance à un écrivain. Ce miracle est la démonstration irréfutable qu'il existe une quantité immense de personnes prêtes à lire des histoires en langue espagnole, et par conséquent, un million d'exemplaires de Cent ans de solitude, ce n'est pas un million d'hommages à l'écrivain qui reçoit aujourd'hui, en rougissant, le premier livre de cet tirage extraordinaire. C'est la démonstration qu'il y a des millions de lecteurs de textes en langue espagnole qui attendent, affamés, cette nourriture. »
Le 6 mars, jour du 95e anniversaire de la naissance de Gabriel Garcia Marquez, il s’imposait de revenir à son univers, comme une dette envers lui et en guise d’hommage. Revenir à sa parole aiguisera notre fierté d'hispanophones ; épouser sa prose nous permettra d'être parmi les premiers des nombreuses personnes qui, dans les temps à venir, refuseront d’ignorer son œuvre immense.